9. Depuis 1860

Avec l'appui de la France, un royaume de haute Italie commença de se constituer, unissant au Piémont la Lombardie, puis d'autres territoires, après les victoires franco-sardes aux batailles de Solferino et Magenta (1859).

La bonne volonté de la France fut récompensée. En 1860, au traité de Turin, Napoléon III obtint la promesse d'un plébiscite concernant Nice et la Savoie. Cette ville et cette province devinrent françaises le 30 juin 1860.

L'aboutissement de cet accord se réalisa non sans difficultés. Cavour, ministre habile de Victor-Emmanuel II, voulut conserver la vallée de la haute Maurienne jusqu'au site de l'Esseillon compris. Napoléon III protesta. Il demanda le respect de l'ancienne frontière Savoie-Piémont, comprenant le plateau du Mont-Cenis.

Cavour (comte de) : cet homme d'Etat italien, Premier ministre de Victor-Emmanuel II, fut, avec son souverain, l'un des promoteurs de l'unité italienne. Né en 1810, mort en 1861. Dans sa jeunesse, en tant qu'officier du génie, il participa à la construction des forts de l'Esseillon. Plus tard, lors du rattachement de la Savoie à la France, devenu l'un des dirigeants de l'Italie, il exigea leur destruction, connaissant trop bien leur valeur militaire. Nous verrons que son exigence ne se réalisa pas.

Finalement, dans un esprit de conciliation, la frontière fut fixée à la ligne de partage des eaux.

Lors du plébiscite, la cession fut approuvée par le suffrage presque unanime des habitants. Les affinités linguistiques et l'attitude française, depuis plusieurs siécles, expliquaient cet aboutissement.

L'empereur consentit à faire raser tous les forts. En effet, ils auraient pu servir aux Français contre les Italiens.

Le 29 août 1860, le général Frossard, aide de camp de Napoléon III, donna à l'officier commandant le Génie de Chambéry l'ordre d'abattre immédiatement Charles-Félix. Un détachement d'artillerie piémontais en évacua les canons et le matériel (Convention du 23 août 1860 entre la France et la Sardaigne : « Article 4. Le matériel, les meubles et effets mobiliers de toutes natures garnissant les immeubles affectés à un service public dans les pays cédés et appartenant au gouvernement sarde sont devenus la propriété du gouvernement français par le fait de l'Annexion. Toutefois, le gouvernement sarde conserve la propriété du matériel, des meubles et effets mobiliers garnissant le fort de l'Esseillon . ») . Les autres forts furent occupés par quatre compagnies d'infanterie française.

Le démantélement de Charles-Félix demanda trois jours d'efforts à l'artillerie. Il avait été démoli trés vite, devant les Italiens, pour prouver la bonne foi de Napoléon III.

On peut penser que Charles-Félix, ainsi abattu, sauva les autres forts de la destruction. Soit paresse, soit plus vraisemblablement parce que les promesses politiques ne sont pas faites pour être tenues, l'ardeur destructrice des Français s'éteignit.



Pour défendre sa nouvelle frontière, la France voulut utiliser la Barrière de l'Esseillon. Il fallait donc retourner le système de défense vers l'est.

Il y eut des projets : reprise de la construction de Charles-Albert « à la Vauban », renforcement de la défense de » Marie-Christine du côté d'Aussois, prolongement de la route de Modane avec tunnels et corniches sur le côté de Victor-Emmanuel, construction d'un fort baptisé Napoléon, bastionné, sur une crête à l'est de Victor-Emmanuel .

Il y a dans cette situation une cocasserie qui évoque certains propriétaires, lesquels, dés livraison de leur pavillon neuf s'empressent de transformer le salon en chambre et la salle de bains en laboratoire photographique .

Les études furent entreprises. Mais tout fut remis en question après l'abdication de Napoléon III. On préféra édifier d'autres forts dans la région : ceux de Replaton et du Sapey, à Modane.

Sans doute est-il dommage que le projet de fortifications inversées - contre l'Italie - n'ait pas vu le jour. On admirerait alors une densité et une diversité d'édifices étonnantes ! On aurait pu aussi imaginer la garnison de l'Esseillon, faisant sécession derrière ses imprenables murailles, et narguant les Français autant que les Italiens .

Les forts entrérent dans une période d'activité restreinte. Pendant longtemps, les Savoyards y effectuérent leurs périodes de réserve. On trouve encore des traces de « parcours du combattant » dans les bâtiments, ce qui prouve que la topographie du terrain et des constructions était idéale pour apprendre aux recrus le métier de soldat .



Voici quelques anecdotes qui illustrent la vie quotidienne à l'Esseillon, à l'époque de la présence sarde comme après. La plupart d'entre elles ont été rapportées par des habitants de la région.

Rixe austro-sardo-savoyarde. Comme tous les jeunes gens d'Aussois dont la taille approchait les deux mètres, Joseph Detienne avait été « choisi » pour être incorporé dans l'armée impériale. Sous lieutenant en 1813, il passait pour un officier sévére. Bientôt, il fut nommé au grade d'aide-major. Pour avoir, dit-on, porté Napoléon sur son dos, lors du passage difficultueux d'une rivière, on lui décerna la croix de la Légion d'Honneur. après la chute de l'Empire, Detienne retourna tristement chez lui. Pour son malheur, il rencontra un détachement autrichien qui arborait fièrement un drapeau constellé de médailles. Rendu furieux, il se jeta sur le porte-drapeau, cassa la hampe de l'étendard avant de s'enfuir. Rejoint, il fut emprisonné. Plus tard, on le relâcha. Jusqu'à sa mort, en 1858, l'uniforme autrichien continua de lui « agacer les nerfs » ! Avec de tels Savoyards, on imagine facilement les difficultés rencontrées par les Austro-Sardes dans la construction des forts. On peut aussi se représenter l'inertie des communes d'Aussois, de Bramans, d'Avrieux et de Sardières pour fournir les énormes quantités de bois nécessaires aux charpentes et autres menuiseries .

Rats et souris. Il semble que la population de ces mammiféres rongeurs ait été nombreuse dans les forts. Et gênante. Le rapport du lieutenant Delambre indique qu'à Victor-Emmanuel un ingénieux système avait été mis au point pour protéger la nourriture déposée sur les tables. Afin d'empêcher la montée des rats le long des pieds en bois, un cône de métal - la base circulaire vers le bas - était fixé à chaque pied de table !

Les privilégiés de l'abreuvoir. Il y eut quelques altercations entre les paysans et les soldats. Ceux-ci possédaient plusieurs centaines de mulets - seul moyen de transport, à l'époque, en montagne - qu'ils faisaient boire aux fontaines d'Aussois. Du fait des interminables queues devant les abreuvoirs, les bêtes des paysans ne parvenaient à se désaltérer qu'à la nuit tombée. D'où la hargne compréhensible de certains autochtones .

Cavour et le tunnel. Dés 1851, Cavour et son ministére firent étudier un projet de tunnel de chemin de fer sous le Mont-Cenis. On évaluait alors à une durée de 15 à 25 ans le temps de construction. Cet ouvrage était d'abord conçu pour faciliter la venue des alliés français, de l'autre côté des Alpes, en cas d'agression ou de menace autrichienne. Lors de sa visite du chantier par le prince Napoléon, en 1861, un accompagnant précise : « La route est couverte d'indigénes endimanchées. Elles portent des ombrelles. Le sang est beau dans ces contrées, le type italien combiné avec le type allobroge donne pour produit la grâce et la force alliées à la finesse (.). On pense que ce gigantesque travail pourra s'effectuer en 12 ans (.). On fait respirer les ouvriers par un système de ventilateurs ; une fois percé, le tunnel sera en pente douce vers l'Italie et ce sera comme une cheminée, les voyageurs n'auront pas à souffrir de la privation d'air . ». (Goumin-Cornille. La Savoie, le Mont-Cenis et l'Italie septentrionale. Paris, Dentu, 1864.)

La grande nostalgie. Plusieurs textes laissent pressentir d'étranges mours dans les forts de l'Esseillon : « Quelques soldats accoudés sur un parapet nous regardent curieusement passer (.). Nous en voyons d'autres grimper, deux à deux, se tenant par la main le long des sentiers qui serpentent vers le fort. Presque tous ont un bouquet dans la main libre. Ils ont l'air profondément ennuyé. La nostalgie doit faire des ravages aux forts de l'Esseillon », conclut en 1864 ce voyageur qui avait dû descendre de voiture tant « la côte était longue et rude ». (Goumin-Cornille. La Savoie, le Mont-Cenis et l'Italie septentrionale. Paris, Dentu, 1864.)

Citons ces lignes prises sur carte postale du 7 octobre 1913, bel exemple de littérature sentimentalo-administrative : « Mon Lieutenant. Je viens de terminer l'inventaire du matériel et commence un peu à m'y reconnaître et à souffler. Un marchand de bric-à-brac ferait ici une riche affaire : il y a de tout. Je vous attends, le grand air nous fera du bien à tous les deux. Je vous écrirai plus longuement dans deux ou trois jours. Votre petit ami » ! .

D'autres cartes postales, écrites aussi par les habitants des forts, semblent par contre donner l'image d'un casernement normal :

- « J'ai vu les cachots, ce n'est pas folâtre » (19.08.1903)

- « Il fait bien mauvais temps, tout le monde se plaint. Encore 72 jours demain matin » (09.12.1910)

- « Amical bonjour, ainsi qu'à tous les copains » (06.08.1928).

Idylles en morse. Avant 1914, près du pont du ruisseau Sainte-Anne (ce pont est aujourd'hui emprunté par la R.N.6.) habitaient un couple et leurs trois filles de 17,19 et 25 ans. après les avoir longtemps observées à la jumelle, des soldats de la garnison firent la connaissance des demoiselles. Il y eut par la suite des rendez-vous réguliers. Les jeunes gens communiquaient entre eux grâce à un code en morse, d'une rive de l'Arc à l'autre, ce qui leur évitait l'impressionnante traversée de la passerelle suspendue.

Un étrange facteur. Après les déjeuners sur l'herbe de la belle saison, l'hiver froid et rude survenait. Les soldats avaient alors tendance à se cloîtrer dans les forts. Vers 1920, certains d'entre eux élevérent un chien nommé Flambeau pour aller chercher, à leur place, le courrier à la poste de Modane. De là, après avoir été nourri, Flambeau remontait à l'Esseillon, une sacoche pleine de lettres à son cou. Cette version, colportée, est erronée. Flambeau exerçait, en fait, ses activités au fort de la Turra, au-dessus de Lanslebourg. Dans cette ville, une statue inaugurée il y a plusieurs années, en présence des autorités militaires et civiles (il ne semble pas que des dignitaires ecclésiastiques aient été présents .), honore ce chien exemplaire . Il paraît qu'il égarait moins de lettres que les facteurs ! Evidemment, il était plus rapide qu'eux.

Le pont du Diable. Cette passerelle suspendue, trés impressionnante, franchissait l'Arc. Il était interdit d'y marcher au pas à plus de trois personnes, le ballant créé risquant d'être dangereux. De nos jours (1978), le panneau d'interdiction subsiste encore. Le Pont du Diable a été détruit deux fois : lors de la Première Guerre mondiale et lors de la seconde. Il n'a pas été reconstruit depuis la Libération.

Prison et bergerie. Pendant l'occupation italienne et allemande, de nombreux résistants furent incarcérés dans le fort Victor-Emmanuel. De 1948 à 1952, l'Electricité de France utilisa les casemates de Marie-Christine pour stocker les explosifs utiles aux travaux des barrages. Puis l'armée loua la redoute Marie-Thérèse à un entrepreneur d'électricité. Il y entreposa du matériel et diverses machines. Marie-Christine fut mise à la disposition d'un industriel en travaux publics. Par la suite, un berger d'Aussois y installa ses moutons pendant plusieurs hivers (200 en 1970) ! Victor-Emmanuel fut le dernier des forts à accueillir des soldats en manouvre. Depuis les années soixante, il n'y a plus de militaires à l'Esseillon. Jusqu'à une période récente, tout y était laissé au pillage et à l'abandon.

Les pompiers musiciens. Il n'était pas possible de rédiger cette série d'anecdotes sans évoquer la curieuse fanfare des sapeurs-pompiers d'Aussois. Ce corps de soldats du feu, créé sous l'Empire, existe encore de nos jours. C'est l'une des plus anciennes formations françaises de ce genre. Plusieurs fois l'an, la fanfare des sapeurs revêt les uniformes de parade, créés pour elle autrefois. Les musiciens en costume bariolés, dont les barbes impressionnantes font la joie des touristes, parcourent la commune au son d'une musique entraînante . Ces défilés attirent, lors des fêtes, un nombreux public attaché à la survivance des traditions locales.

Les nouveaux Carthaginois. Pour prouver que le passage des Alpes, par Hannibal, avait bien été possible avec des éléphants, deux tentatives furent effectuées en 1959. En juillet de cette année, une éléphante indienne nommée Jumbo, accompagnée de ses gardiens, passa la nuit au fort de l'Esseillon. Elle devait franchir le col du Clapier. Cette tentative tourna à l'échec. Le 17 août 1959 vit une autre équipée. Cette fois-ci on dénombrait trois éléphants, deux lamas, deux chameaux et un dromadaire ! . Le 28 août, ce petit monde arrivait à Suze, en Italie.

Camping sauvage. Après les batailles de Magenta et de Solferino (1859), de nombreux soldats de Napoléon III, blessés, furent évacués jusqu'à l'Esseillon. Soignés là, par des médecins militaires, la plupart guérirent. Malheureusement, quelques-uns uns moururent. Dans le cimetière installé lors des travaux de construction des forts, où des ouvriers décédés avaient été inhumés, vingt soldats français furent enterrés. Dans ce lieu, depuis quelques années, des campeurs de passage installent leurs tentes pour s'abriter des vents de la vallée !.



Sommaire

-. Présentation

1. Une architecture et un site romanesques

2. Sur la route du Mont-Cenis

3. Petite histoire des fortifications

4. Petite histoire de la Savoie

5. La construction des forts de l'Esseillon

6. Victor-Emmanuel, Charles-Félix, Charles-Albert, Marie-Christine et Marie-Thérèse

7. Le site et l'architecture

8. Qualités et défauts de la Barrière de l'Esseillon

9. Depuis 1860

10. Aujourd'hui et demain