


Souvent, les réussites architecturales mettent en évidence deux notions : l'adéquation de l'édifice à l'usage prévu et son union avec le site. Beaucoup de grandes ouvres bâties sont inséparables d'un paysage : le Parthénon de l'Acropole, Chenonceaux de sa rivière, Notre-Dame de l'île de la Cité, et tant de châteaux fortifiés de leur promontoire rocheux ou de leur environnement d'eau . Il en va de même à l'Esseillon.
A propos de ces forts, on a parlé de réussite exceptionnelle. Ce jugement s'explique tant le site a été bien choisi, étudié et compris. Les architectes et les bâtisseurs tirérent parti, d'une façon géniale, d'un lieu unique.
La Barrière de l'Esseillon est le mariage de l'ingéniosité humaine et de la nature.
Les forts sont construits sur la crête d'un contrefort rocheux (contrefort : chaîne de montagnes latérales qui semblent servir d'appui à la chaîne principale) , orienté nord-sud, barrant presque toute la vallée.
Ce contrefort constitue une véritable muraille, presque verticale, haute d'une centaine de mètres. De cette hauteur, la vue domine la vallée et les positions d'un assaillant éventuel.
Le contrefort se termine au sud par un ravin, creusé par l'Arc. Les parois en sont abruptes et peuvent atteindre une profondeur considérable : 160 mètres, environ.
Ces deux Barrières rocheuses forment les côtés sud et ouest d'un quadrilatére naturel irrégulier. Le nord est délimité par un col assez prononcé : le col d'Aussois. Quant au côté est, il est constitué par un torrent, affluent de l'Arc, qui coule du nord-ouest au sud-est entre deux rives escarpées.
C'est ce terrain, naturellement fortifié, qui fut choisi. La forte position du quadrilatére est rendue plus difficilement attaquable par la disposition des hauteurs environnantes : hormis celle du Mont-Cenis, il n'existait pas de route accessible à une armée que le flanc des montagnes, à cette altitude.
De plus, il n'était pas possible d'établir des batteries à distance de tir. En 1820, on utilisait encore des boulets métalliques et le canon de Gribeauval - le plus perfectionné à l'époque - ne dépassait pas 1000 à 1 500 mètres de portée (Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval naquit à Amiens, en 1715. Il mourut en 1789. Ce général et ingénieur militaire français créa, pour l'artillerie, un matériel nouveau employé à la fin du XVIIIe siécle et au début du XIXe) .

Le relief du terrain étant accidenté, la surface au sol des forts ne pouvait être que restreinte.
« On était forcé, soit pour obtenir un développement de feux suffisant, soit pour soustraire les batteries de la défense aux feux des tirailleurs, à adopter le système de forts en maçonnerie avec des étages de casemates superposées » (Lieutenant Delambre).
C'est ce qui explique le choix du système « à la Montalembert » pour constituer la Barrière de l'Esseillon.

L'ensemble de la défense comprend cinq bâtiments.
Trois sont situés sur le contrefort rocheux, côté rive droite de l'Arc. Un quatrième, toujours sur cette même rive, se trouve en retrait, c'est Charles-Albert.
Sur la rive gauche, il y a une redoute - Marie-Thérèse - ainsi qu'une caserne crénelée.
Le plus important des forts est Victor-Emmanuel. Construction étrange, faite d'immenses bâtiments en escalier qui suivent la pente, elle évoque avec son environnement de sommets neigeux et de falaises quelque lamaserie tibétaine perdue dans les solitudes .
A l'époque de leur édification, ces forts furent réellement au bout du monde. Sans routes telles que nous les connaissons, aujourd'hui, sans automobiles, sans téléphones et sans radios, les soldats sardes de l'Esseillon vivaient - surtout en plein hiver - dans un isolement difficile à concevoir pour un homme de la fin du vingtième siécle.
Victor-Emmanuel, également appelé « Grand Fort » ou « Fort du Point du Jour », occupe l'extrémité sud du contrefort traversant la vallée. Il s'avance jusqu'au bord du rocher dominant l'Arc. Ses bâtiments, que séparent des cours étroites, s'étendent vers le nord en épousant la forme et la pente du terrain. L'entrée s'effectue à l'est par un pont-levis.
Victor-Emmanuel se compose de huit édifices, quasiment paralléles, qui s'étagent de 1 270 mètres à 1 370 mètres d'altitude.
Ils comportent un rez-de-chaussée et un étage voûtés, plus une terrasse couverte d'une toiture en lauze (pierres de forme plate) s'appuyant sur une charpente en méléze.
Un système d'escaliers et de rampes aménagé dans les cours, permettait de faire parvenir le matériel et les voitures jusqu'aux endroits les plus élevés.
On compte 35 chambres casematées, c'est-à-dire protégées contre les obus. Elles sont percées de 88 embrasures (ouvertures pratiquées dans une muraille pour tirer au canon) à canons. Cet ensemble défendait les terrains environnants, ainsi que la route du Mont-Cenis.
Mille cinq cents hommes pouvaient vivre à Victor-Emmanuel. Les approvisionnements divers que l'on y conservait étaient suffisants pour un an. Trois citernes et deux fontaines, alimentées par une source captée au nord d'Aussois, assuraient les besoins en eau.
Le climat montagnard rendait le service de la place rude et pénible, aussi les Sardes n'y établirent que des compagnies disciplinaires, unités composées de soldats ayant encouru de graves punitions. Les réglements, bien sûr, y étaient rigoureux.

Au nord de Victor-Emmanuel, sur le même contrefort et à la même hauteur que le point le plus élevé de celui-ci, se trouve la base du fort Charles-Félix. De faible surface, il a une forme étoilée.
Avant de franchir le pont-levis, au sud, on remarque un escalier, donnant sur un fossé, et conduisant à une batterie basse - non casematée - dont les pièces pouvaient tirer par des embrasures peu profondes.
Charles-Félix posséde un rez-de-chaussée et un étage voûtés. Une terrasse supérieure est prévue pour le tir au mortier, comme à Victor-Emmanuel. Elle est couverte par une charpente soutenant un toit en lauzes. Cet ensemble était destiné à être démonté en cas d'attaque (cette possibilité de démontage du toit - pour permettre le tir au mortier - se retrouve sur les divers bâtiments de l'Esseillon) .
Une rampe prenant appui sur un large massif (en architecture, ouvrage maçonné servant de soubassement) , dans la cour intérieure, permet d'accéder à cette terrasse.
On trouve quatre chambres casematées destinées à défendre les pentes du terrain, plus au nord, jusqu'aux autres forts.
Au sud, plusieurs salles voient la route du Mont-Cenis sur une grande étendue, et dans de bonnes conditions, mais elles ne sont pas casematées.
La garnison de Charles-Félix atteignait normalement 150 hommes, plus un petit détachement d'artillerie. Les magasins contenaient des approvisionnements pour un an. Une citerne fournissait l'eau.

Marie-Christine occupe, à l'extrémité du contrefort rocheux, le point le plus élevé : environ 1 500 mètres d'altitude. Plus grand que Charles-Félix, il a la forme d'un hexagone quasi régulier.
Comme les deux forts déjà décrits, Marie-Christine comporte deux niveaux voûtés et une terrasse supérieure couverte de lauzes. Un parapet assez épais, avec des embrasures à canons de deux sortes, l'entoure. Trois ouvrages casematés défendent les abords au nord et à l'est. Le développement total des feux est important : on compte treize chambres casematées.
Marie-Christine a été édifiée de manière à battre (frapper de projectiles) les terrains environnant Charles-Félix et Victor-Emmanuel, ainsi que la vallée d'Aussois.
A l'endroit où un chemin allant du Bourget à Aussois atteint le sommet de la crête (entre Charles-Félix et Marie-Christine), se trouve la « Porte de l'Esseillon ». Elle est formée d'une caserne défensive et d'un pont-levis.
Initialement, le projet fut de relier Marie-Christine, Charles-Félix et Victor-Emmanuel entre eux par une sorte de chemin couvert en maçonnerie. Celui-ci, couronnant la crête, outre qu'il aurait permis de parfaites possibilités de communication, devait augmenter l'efficacité des feux de mousqueterie. Mais il ne fut jamais réalisé.
Puisque Marie-Christine, Charles-Félix et Victor-Emmanuel permettaient des tirs dominants, il parut utile de créer des possibilités de feux rasant, à une distance plus rapprochée de la route du Mont-Cenis.
Pour cette raison, on édifia la redoute Marie-Thérèse sur la rive gauche de l'Arc, dans un demi-cercle formé par la route, à une altitude de 1 250 mètres.
Entouré d'un fossé, le bâtiment a une forme de fer à cheval. Une de ses extrémités, plus allongée, défend le pont-levis permettant d'accéder à l'édifice par le nord.
Là aussi, il y a deux niveaux en maçonnerie surmontés d'une terrasse. Dans les niveaux supérieurs, on compte dix chambres casematées dont les embrasures n'ont qu'un faible développement de tir par rapport à la route. Une pièce d'artillerie placée dans une casemate souterraine pouvait donner, par contre, des feux rasants et battait parfaitement la route, sur une étendue de six cents mètres environ.
Pour défendre le fossé, deux galeries de contrescarpe et deux traverses crénelées ont été construites.
De l'une des deux galeries part un long passage souterrain aboutissant, plus au sud, à une caserne crénelée et à un pont tournant, destinés à couper la route avant le ruisseau Sainte-Anne, affluent de l'Arc. La garnison se composait de deux cents hommes, dont vingt étaient affectés à la caserne du pont tournant.

Ainsi, les côtés sud et ouest du quadrilatére étaient suffisamment aménagés pour parer une éventuelle attaque venue de la vallée de la Maurienne.
Seulement, l'armée des envahisseurs pouvait arriver dans le vallon d'Aussois par la route de la haute Isére. Or, les côtés nord et est du terrain n'étaient pas protégés contre une telle attaque.
C'est pourquoi le fort Charles-Albert, ou tout au moins ses fondations, sont implantées à six cents mètres de Marie-Christine, à la même altitude.
Dans le projet - sa réalisation est inachevée - la partie la plus haute du bâtiment devait être occupée par une caserne importante, comprenant des chambres casematées d'où l'on pourrait tirer par-dessus des ouvrages en terre.
Mais vers 1830, les événements survenus en France firent craindre une agression. Pour mettre le fort provisoirement en état de défense, deux grands blockhaus à deux meurtrières, servant de casernes, furent construits. Il n'y eut plus de travaux depuis lors.
Signalons qu'entre Marie-Christine et Charles-Albert, un système défensif de ligne continue en terre, de quatre mètres de hauteur avec un fossé central disposé en lignes brisées (pour éviter le tir en enfilade si l'ennemi parvenait dans le fossé) , formait un rempart efficace contre d'éventuels assaillants venus d'Aussois.
« Les remparts, à cet endroit, suivaient la pente de la vallée, formant un complexe enchevêtrement de terrasses et de paliers. »


-. Présentation
1. Une architecture et un site romanesques
2. Sur la route du Mont-Cenis
3. Petite histoire des fortifications
4. Petite histoire de la Savoie
5. La construction des forts de l'Esseillon
6. Victor-Emmanuel, Charles-Félix, Charles-Albert, Marie-Christine et Marie-Thérèse
7. Le site et l'architecture
8. Qualités et défauts de la Barrière de l'Esseillon
9. Depuis 1860
10. Aujourd'hui et demain
